jeudi 9 janvier 2014

République de Moldavie en 2013 : entre l'Europe et l'Eurasie (Diplomatie : affaires stratégiques et relations internationales, sept.-oct. 2013)


« Je n’oserai jamais parler de partenariat stratégique, économique ou d’un autre genre. Nous avons un partenariat de sang », déclarait le Président roumain Traian Băsescu à ProTV en arrivant le 17 juillet dans la capitale moldave, avant d’annoncer l’octroi de nouvelles bourses d’études aux jeunes Moldaves et la prochaine construction d’un gazoduc entre Iaşi et Ungheni. « A la fin de mon mandat, dans un an et demi, je demanderai la citoyenneté moldave », ajoutait-il, « en signe d’affection pour les gens de ce pays ».
La réplique du Premier ministre roumain Victor Ponta ne tarda pas : « Ce n’est pas au Président mais au ministère de l’Education de décider du nombre des bourses, ce n’est pas Băsescu qui construit le gazoduc, il ne fait que raconter des histoires… », rétorquait-il, rapporte Agerpress, en s’empressant d’ajouter qu’il éprouvait les mêmes sentiments amicaux envers les habitants de ce pays et qu’il s’y rendra bientôt.
Plusieurs des thèmes incontournables concernant l’actualité politique de la République de Moldavie (RM) sont suggérés par ces déclarations du Président et du Premier ministre roumain, en conflit permanent depuis la motion de censure votée par l’opposition contre T. Băsescu et la formation le 7 mai 2012 d’un nouveau gouvernement dirigé par V. Ponta. Prenons, par exemple, la question de la citoyenneté roumaine accordée aux sujets moldaves qui peuvent prouver d’un ascendant ayant vécu avant la Seconde Guerre quand la Bessarabie était sous administration roumaine. « Pourquoi bloquerait-on l’accès à l’Europe aux jeunes de ce pays ? », faisait remarquer l’année dernière Băsescu, en commentant cette décision qui avait d’ailleurs alarmé Bruxelles. On ne dispose pas, à l’heure actuelle, de chiffres précis à ce sujet de même que sur le nombre des expatriés, première source de devises pour le pays. Toujours est-il que nombre de citoyens de la République moldave du Dniestr (RMD) ont aussi des passeports russes, leur république n’étant pas reconnue sur le plan international. Quasi-Etat, micro-Etat, la RM (3.380.000 habitants en 2004) et la RMD (520.000 habitants) ne sont pas moins des réalités qui durent depuis deux décennies et qui constituent une de ces frontières incertaines qui séparent l’Union européenne (UE) et ses marches orientales de l’étranger proche de la Fédération de Russie que Moscou tente de réinvestir pour retrouver son rang de grande puissance.
Orageuses, notamment pendant la période 2001-2009 lorsque la scène moldave était dominée par le Parti des communistes moldaves (PCM) ou amicales, depuis mai 2009, les relations entre les deux pays jouent un rôle clef dans les comportements et les choix politiques des citoyens moldaves, quand bien même la Russie demeure de loin le principal partenaire commercial de la RM. La particularité de cette dernière par rapport aux autres républiques soviétiques qui ont accédé à l’indépendance est d’avoir fait partie d’un Etat limitrophe, la Roumanie, pendant l’entre-deux-guerres, avant d’être annexée par l’URSS aux termes de l’accord Molotov-Ribbentrop en 1940, puis reprise en 1944 lors de l’avancée vers l’ouest de l’Armée rouge. Pôle d’attraction pour les uns, source d’inquiétude pour la plupart des minoritaires russophones, la Roumanie a fourni une assistance culturelle assez conséquente à sa voisine dont le roumain est la langue officielle sous le nom de « moldave », mais s’est abstenue de prendre l’initiative sur le plan politique dans le sens d’une réunification des deux pays. T. Băsescu est le président qui est allé le plus loin en matière de rapprochement, se gardant bien cependant de dévier de l’orientation atlantiste et européenne de la Roumanie pendant ces vingt dernières années et perdre de vue les limites de sa marge de manœuvre vis-à-vis de la Russie.
Bien qu’il s’agisse d’une entreprise d’ampleur modeste, le projet du gazoduc annoncé à l’occasion de cette visite pourrait avoir des effets plus substantiels que les déclarations d’intention antérieures. Si l’initiative roumaine remonte à 2009, sa réalisation n’a pu être envisagée qu’avec la participation de l’UE aux travaux (20 à 26 millions d’euros) et aux frais d’approvisionnement en gaz. Long de 43 km, avec une capacité de 1,5 milliard de mètres cubes par an livrés à un prix plus avantageux que celui du gaz fourni par Gazprom, le gazoduc pourrait mettre un terme au monopole énergétique de la Russie et dégager quelque peu le pays de l’emprise de Moscou. A l’heure actuelle, la RM consomme en tout 3,5 milliards de mètres cubes dont deux tiers vont en Transnistrie. Les dettes accumulées par cette dernière montent à 4 milliards de dollars alors que celles du territoire contrôlé par Chişinău sont de 600.000 dollars. Chişinău rembourse progressivement sa dette, pas Tiraspol. Dans le même temps, Moscou ne s’adresse pas à Tiraspol mais à Chişinău pour le règlement des dettes de la république sécessionniste. L’entrée en fonction, prévue pour décembre 2013, du nouveau gazoduc permettrait à la RM de se passer des livraisons du Gazprom. En 2012, la Russie avait proposé aux autorités de Chişinău de surseoir au remboursement de ses dettes et de baisser de 30% le prix du gaz (les mille mètres cubes passant de 400 à 270 dollars) à condition qu’elle se retire du Traité instituant la Communauté de l’énergie et qu’elle cesse d’appliquer ses dispositions. La RM a refusé l’offre. Dans Eurasia Daily Monitor 10-133, Vladimir Socor, l’expert de la Jamestown Fondation, tout en insistant dans son analyse sur les potentialités de cette initiative, attire l’attention sur ses limites, dans le cas où la Roumanie, qui compte beaucoup sur les récentes estimations des réserves dans la mer Noire, ne pouvait pas livrer à l’avenir le gaz nécessaire à un tarif concurrentiel (1).

L’AIE sur les pas de la coalition Orange
La récente visite de T. Băsescu retient l’attention aussi parce qu’elle intervient à un moment critique pour la coalition qui dirige la RM. Le climat politique est encore plus délétère à Chişinău qu’à Bucarest et les conséquences autrement plus graves puisqu’il met à mal les liens tissés ces dernières années avec les instances européennes. Après plusieurs crises et refondations, l’Alliance pour l’intégration européenne (AIE) a définitivement éclaté le 5 mars 2013, lors d’une motion de défiance déposée par le Parti démocratique (PD, 15 députés) dirigé par Marian Lupu et le puissant homme d’affaires Vlad Plahotnic, avec le soutien du Parti des communistes de Moldavie (PCM, 34 députés), contre le Premier ministre Vlad Filat, leader de la principale formation de l’Alliance, le Parti libéral-démocrate (PLD, 31 députés) pour une affaire de corruption. Les douze députés du Parti libéral (PL) de Gheorghe Ghimpu, la troisième composante de l’Alliance, n’ont pas participé au vote. Les raisons de cette évolution sont du même ordre que celles qui ont conduit à la débâcle la coalition Orange en Ukraine : négociations et divisions à répétition, conflits d’intérêts, corruption, dilapidations… Les nouvelles formations politiques se présentant comme démocratiques, libérales ou les deux à la fois se sont révélées moins aptes à gouverner dans la durée que les structures héritées des partis communistes de naguère. La position de Vladimir Voronine qui, à la tête de son parti et de l’Etat, a su opérer une restauration en bonne et due forme de l’Ancien Régime, sans remettre en question les réformes économiques libérales introduites par ses prédécesseurs et sans empêcher l’alternance démocratique, est emblématique. Son retour aux affaires du pays est d’ailleurs envisageable et vraisemblablement c’est dans cette perspective que le président de la République, Nicolae Timofti (personnalité indépendante élue en mars 2012 par les députés suite à un compromis), a nommé le 31 mai 2013 un autre membre du PDL, Iurie Leancă, Premier ministre à la place de V. Filat, en sorte que les anciens partenaires continuent à gérer les affaires courantes du pays en attendant de nouvelles élections. Cette absence de maturité en matière de gouvernance a des effets dévastateurs sur les institutions, pour certaines mises en place à une date récente, et torpillent les efforts déployés, souvent avec le concours des instances européennes, pour aligner ces institutions sur les normes en vigueur dans les pays de l’UE. Ce processus semble irréversible même si, au vu des résultats actuels, il serait précipité de parler de démocratisation effective. « L’Etat moldave se réforme rapidement, en copiant. Ce n’est pas un exercice imposé, mais une tentative délibérée de modernisation par l’importation de modèles. Nous, en Roumanie, on le sait très bien. Nous avons affaire à un engrenage institutionnel entraîné par l’intégration européenne », explique le journaliste roumain Cristian Ghinea (Dilema des 4-10 juillet 2013), lui-même membre de plusieurs commissions bilatérales sur la lutte contre la corruption et le respect des règles de la concurrence.

L’Union eurasiatique versus l’Union européenne
L’avenir de la RM ne dépend cependant pas seulement de l’avancée de ce processus mais aussi et surtout de la capacité de la direction du pays à la fois de contourner et de contrecarrer les pressions de plus en plus vives de la Russie, pays dont l’influence à l’échelle de l’ex-URSS demeure considérable. « Nous savons que chaque fois que la RM est sur le point de résoudre les problèmes liés au rapprochement avec l’UE, des actions de provocation ont lieu ; elles sont perpétrés par les Transnistriens et ceux qui les soutiennent », déclarait le président moldave le 17 juin en commentant la décision soudaine des autorités de la république sécessionniste d’ériger des « frontières d’Etat ». Quelques semaines plus tôt, des barbelés étaient installés le long de la frontière qui sépare l’autre république sécessionniste soutenue par Moscou, l’Ossetie du Sud, de la Géorgie. Deux autres requêtes avaient auparavant pris de court Chişinău.
Le 11 avril, le Parlement gagauze faisait part de ses inquiétudes au sujet d’un hypothétique changement de la législation linguistique au détriment du russe tandis que, le lendemain, les responsables bulgares Taraclia créaient à leur tour la surprise en demandant un statut d’autonomie régionale pour la minorité dont ils sont les représentants afin de « rendre plus compétitive » cette région où habite une partie des 65 000 Bulgares (1,9%) recensés en RM.
Selon la plupart des observateurs, Moscou coordonnait ces prises de position et ces décisions destinées à rappeler aux organisateurs du sommet du Partenariat oriental de l’UE, prévu à Vilnius les 28-29 novembre, que les conflits régionaux pouvaient à tout instant reprendre. La RM, aujourd’hui en pleine instabilité gouvernementale, devrait justement présenter et défendre lors de ce sommet son dossier afin de pouvoir signer en 2014 l’Accord d’association et l’Accord élargi et approfondi de libre échange avec l’UE. Or la Russie, elle, presse la RM de rejoindre l’Union douanière, première étape de l’Union eurasiatique, dont font partie outre la Russie, le Kazakhstan et la Belarus, et à laquelle sont appelées à adhérer les autres anciennes républiques soviétiques mais aussi des pays comme la Finlande ou la Bulgarie. Calquée sur le mode d’intégration de l’Union européenne, cette union lancée il y a deux ans est fondée, selon les mots de son initiateur, V. Poutine, sur « les meilleures valeurs de l’Union soviétique ». Vraisemblablement, tout au moins pour ce qui est de la RM, la décision de l’Ukraine et à propos de l’Ukraine lors des accords à Vilnius jouera un rôle déterminant dans le nouveau cours européen ou eurasiatique de la région.
Les propos de V. Voronine au journal russe Kommersant Moldovy le 19 juillet vont dans le même sens : il se prononçait pour l’octroi d’un statut de république et non plus d’autonomie à la Transnistrie au sein d’une Moldavie fédérale. « Pourquoi se mettre à genoux devant les Européens, juste pour l’amour de la libéralisation du régime des visas ? Beaucoup de Moldaves aptes au travail sont déjà partis au-delà de nos frontières, après avoir obtenu la citoyenneté roumaine. En quel nom vendrions-nous notre pays, l’intégrité territoriale de la Transnistrie ? », déclarait-il. Plutôt que sous le coup d’une injonction de Moscou, c’est dans la perspective des élections anticipées qu’il faut interpréter ces déclarations quelque peu inattendues puisqu’il n’a jamais été question lorsque le PCM gouvernait le pays d’un statut de république pour la Transnistrie. Toujours est-il que peu après, le 24 juillet, Interfax rapportait que le président de l’ « unité territoriale autonome Gagaouzie », Michaïl Formuzal, réclamait pour les 165.000 Gagaouzes (4,4% de la population) aussi le statut de république à l’intérieur d’une fédération moldave. En faisant une telle déclaration, le « bashkan », plutôt modéré, se faisait l’écho d’une pétition demandant la sécession de la Gagaouzie et son adhésion à l’Union eurasiatique qui circulait depuis le mois de juin à l’initiative d’un groupe peu représentatif mais entreprenant. C’est dire la complexité de la situation dans ce pays dont les blocages d’ordre géopolitique constituent un cas d’école.

En effet, aux termes du baromètre annuel de l’opinion établi en avril 2013, c’est l’homme fort de Moscou qui a la côte, loin du Président roumain (75% font confiance au premier contre 37% au second), et il en va de même pour la figure non moins autoritaire, aujourd’hui dans l’opposition, de V. Voronine, loin devant les leaders des trois formations qui gouvernent aujourd’hui. Un sondage réalisé début mai donne gagnant le PCM avec 32,5% d’intentions de vote, devant celles cumulées des trois formations actuellement au gouvernement (12,6% pour le PDL,10,5% pour le PL et 6,8% pour le PD). Plus significative encore pour les orientations contradictoires des opinions est la position des citoyens moldaves par rapport aux deux unions supranationales qu’ils sont appelés à rejoindre. En avril 2013, 51% étaient pour l’entrée dans l’UE , 30 % contre, alors que 52 % étaient pour l’entrée dans l’Union douanière et 23% contre. Un an auparavant le rapport était 56% contre 20% et 48% contre 15% . Selon les sondés, le principal avantage lié à l’entrée dans l’UE est la libéralisation des visas, celui de l’entrée dans l’Union douanière la baisse du prix du pétrole et du gaz. Pour mieux cerner la confusion qui prévaut dans l’opinion, rappelons qu’environ 70 % des personnes interrogées ne savaient quoi répondre à la question portant sur les éventuels inconvénients dans les deux cas envisagés.

Un passé qui a du mal à passer
Les raisons de ces clivages et de la difficulté d’envisager des solutions cohérentes aux yeux d’une majorité de la population sont nombreuses et ont souvent été analysés, qu’il s’agisse de ceux qui séparent et parfois opposent les roumanophones et les russophones (qui déclarent souvent des nationalités autres que la russe), ou des tensions qui règnent parmi les roumanophones eux-mêmes entre les partisans du rapprochement avec la Roumanie - et par ce biais avec l’UE - et ceux nostalgiques du mode de vie soviétique ou attachés à une stricte neutralité.
Le débat occasionné par les festivités prévues à Chişinău sur la place centrale de la ville où la souveraineté puis l’indépendance de la RM ont été proclamées lors de l’implosion de l’Union soviétique pour fêter le 8 mai la Grande Guerre pour la défense de la patrie - pour reprendre l’expression utilisée dans l’espace soviétique pour désigner la Seconde Guerre -, permet de saisir le poids du rapport controversé au passé dans un pays comme la RM : un passé qui a du mal à passer. Ce débat a eu lieu dans la foulée de l’adoption de la loi sur la condamnation des crimes du communisme (le 12 juillet 2012) et à la veille de l’annulation de celle interdisant l’utilisation par les partis politiques des symboles de l’époque soviétique (le 14 juin 2013). Comment, nous, défenseurs des valeurs européennes, saurions-nous accepter cette manifestation réitérée depuis des décennies du nationalisme chauvin russe à peine dissimulée par une phraséologie internationaliste qui ne trompe plus personne? s’interrogeait l’historien Igor Caşu dans une tribune parue dans le quotidien Adevărul daté du 3 mai en rappelant le rôle central de la signification nationale russo-soviétique de la Seconde Guerre dans la légitimité du régime sous Brejnev et de nos jours dans la rhétorique et l’idéologie russe. Hostile à l’interdiction de la commémoration demandée par I. Caşu, le sociologue Petru Negură rappelait que la victoire contre le nazisme était aussi une valeur européenne et proposait qu’une pierre fût érigée au cœur de la capitale moldave au nom de « la mémoire et de la réconciliation ». Les deux étaient auteurs et coordinateurs de l’ouvrage collectif intitulé La Seconde Guerre mondiale : mémoire et histoire dans l’est et l’ouest de l’Europe (paru à Chişinău, aux éditions Cartier, en 2012), qui constituait une première en matière de tentative de réconciliation compréhensive des uns et des autres avec le passé récent. Force est de constater qu’il reste encore du chemin à faire pour trouver une issue qui mette d’accord les Moldaves, y compris ceux qui sont très proches et partagent les mêmes valeurs, comme les deux auteurs cités. Dans le même temps, en lisant attentivement les contributions réunies, qui portent sur plusieurs pays, on constate à quel point la population de ce pays, surtout les roumanophones, s’est gardé par le passé de « choisir son camp » et de s’engager tout à fait dans un sens ou dans l’autre. De ce point de vue, les incertitudes actuelles moldaves s’inscrivent dans une certaine continuité historique.
Nicolas Trifon
Texte paru dans Diplomatie : affaires stratégiques et relations internationales, n° 64 ‚ septembre-octobre 2013, pp. 12-16
Note
(1) http://www.jamestown.org/regions/europe/single/?tx_ttnews%5Btt_news%5D=41147ătx_ttnews%5BbackPid%5D=669ăcHash=f160c304838238e57f3fb548f785f9f7#.UfZX3a68tus

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire